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Lloyd Henreid,

que la presse de Phœnix appelait « le tueur au visage d’enfant », avançait

dans un couloir du quartier de haute sécurité de la prison municipale de Phœnix,

encadré par deux gardiens. L’un avait la goutte au nez, et les deux hommes n’avaient

pas l’air particulièrement aimables. Les autres pensionnaires du quartier

accueillaient Lloyd comme un héros. Pour eux, il était devenu une célébrité.

– Hé, Henreid !

– Vas-y, mon vieux !

– Dis au juge que, s’il me

laisse sortir, je t’empêcherai d’aller le tabasser !

– Lâche pas, Henreid !

– Rentre-leur dans le tas !

– Quels enfoirés, marmonna

le gardien qui avait la goutte au nez, puis il éternua.

Lloyd était aux anges, ébloui par

sa nouvelle célébrité. Sûr qu’on n’était pas à Brownsville ici. Même la bouffe

était meilleure. Quand tu cartonnes, on te respecte, tu deviens une star.

Au bout du couloir, ils

franchirent une double grille électrique. On le fouilla de nouveau. Le gardien

enrhumé soufflait comme s’il venait de grimper quatre à quatre un escalier. Puis

on le fit passer sous le portique d’un détecteur de métal, sans doute pour voir

s’il ne s’était pas foutu quelque chose dans le cul, comme ce type, Papillon, dans

le film.

– O. K., dit l’enrhumé.

Un autre gardien, derrière une

vitre à l’épreuve des balles, leur fit signe de passer. Ils prirent un autre

couloir, peint en vert bouteille. C’était très tranquille par ici ; on n’entendait

que les pas des gardiens (Lloyd avait dû enfiler des pantoufles de papier) et

la respiration asthmatique du maton qui se trouvait à droite de Lloyd. À l’extrémité

du couloir, un gardien attendait devant une porte fermée. La porte était percée

d’un petit judas grillagé.

– Pourquoi est-ce que ça

sent toujours la pisse en tôle ? demanda Lloyd, histoire de faire un brin

de conversation. Même là où y a personne, ça pue la pisse. Ça serait pas vous, des

fois ? Vous allez faire pipi dans les coins ?

L’idée lui parut très comique et

il gloussement.

– Ta gueule, répondit l’enrhumé.

– T’as pas l’air très en

forme, dit Lloyd. Tu devrais rentrer et te pieuter.

– Ferme-la, dit l’autre

gardien.

Lloyd la ferma. Voilà ce qui

arrive quand on essaye de parler à ces mecs. Décidément, les gardiens de prison

n’ont vraiment pas de classe.

– Salut, tas de merde !

dit le gardien qui se trouvait devant la porte.

– Comment ça va, enculé ?

fit Lloyd dans la foulée.

Rien de tel qu’un petit échange

amical pour se mettre en forme. Deux jours au trou, et il sentait déjà qu’il

était en train de replonger dans le brouillard.

– Ça va te coûter une dent, dit

le gardien. Exactement une, si tu sais compter, une seule.

– Hé, tu peux pas…

– Si je peux. Il y a des

types par ici qui tueraient leur vieille maman pour deux cartouches de Chesterfield,

tas de merde. Qu’est-ce que tu dirais de deux dents ?

Lloyd restait silencieux.

– Alors c’est d’accord, reprit

le gardien. Une seule dent. Vous pouvez y aller, fit-il en s’adressant à ses

deux collègues.

Avec un petit sourire, l’enrhumé

ouvrit la porte et l’autre gardien fit entrer Lloyd dans une pièce où son

avocat, commis d’office naturellement, était assis derrière une table de métal,

plongé dans ses papiers.

– On vous amène votre

bonhomme.

L’avocat leva les yeux. Il n’a

même pas encore de poil au menton, pensa Lloyd. Et puis après ? Il ne

pouvait quand même pas faire le difficile. De toute façon, ils allaient lui

coller à peu près vingt ans. Quand tu te fais piquer, tu fermes les yeux, tu

serres les dents et tu attends que ça se passe.

– Merci beaucoup…

– Ce type-là, dit Lloyd en

montrant le gardien, il m’a dit que j’étais un tas de merde. Et quand je lui ai

répondu, il m’a prévenu qu’on allait me casser les dents ! C’est pas de la

brutalité policière, ça ?

L’avocat se passa la main sur le

visage.

– C’est vrai ? demanda-t-il

au gardien.

Le gardien leva les yeux au ciel,

l’air de dire : Quand même, qu’est-ce qu’il faut pas entendre !

Ces types-là

devraient écrire des scénarios pour la télé, répondit-il. Je lui ai dit bonjour,

il m’a dit bonjour, c’est tout.

– Putain de menteur !

– Je garde mes opinions pour

moi, reprit le gardien en lançant à Lloyd un regard peu amène.

– Je n’en doute pas, rétorqua

l’avocat. Mais à tout hasard, je vais compter les dents de M. Henreid

avant de m’en aller.

Un nuage passa sur le visage du

gardien qui échangea un regard avec ses deux collègues. Lloyd souriait. Après

tout, le petit avocat n’était peut-être pas si mal. Les deux dernières fois, on

lui avait donné de vieux cons pour le défendre ; il y en avait même un qui

s’était pointé au tribunal avec son petit sac à merde, parce qu’il avait un

anus artificiel. Avec son sac à merde, faut le faire ! Les vieux cons se

foutent de vous comme de l’an quarante. Un petit coup de baratin, et puis on

met les bouts, on se débarrasse du client pour aller se raconter des histoires

cochonnes avec le juge. Peut-être que le petit avocat arriverait à lui faire

donner dix ans, vol à main armée. Après tout, il n’avait fait qu’un seul carton,

sur la femme du type à la Continental blanche. Et avec un peu de chance, il

pourrait peut-être coller ça sur le dos du vieux Poke. Poke s’en foutait. Poke

bouffait les pissenlits par la racine maintenant. Le sourire de Lloyd s’élargit

encore un peu plus. Il faut voir le bon côté des choses. La vie est trop courte

pour s’emmerder.

Il se rendit compte que les

gardiens étaient sortis et que son avocat – il s’appelait Andy Devins, Lloyd s’en

souvenait – le regardait d’une manière bizarre. Comme on regarde un serpent à

sonnettes aux reins cassés, incapable de bouger, mais parfaitement capable de

mordre.

– Vous êtes dans la merde

jusqu’au cou, Sylvester ! s’exclama soudain Devins.

Lloyd fit un bond :

– Quoi ? Comment ça que

je suis dans la merde ? Pendant que j’y pense, vous avez bien fermé le

clapet à ce gros con. Il était vraiment en pétard !

– Écoutez-moi, Sylvester, écoutez-moi

bien.

– Je ne m’appelle pas…

Devins le regardait droit dans

les yeux. Sa voix était douce et intense. Ses cheveux blonds, très courts et

clairsemés, étaient coupés en brosse. On voyait briller son crâne rose à

travers. Il portait une alliance à la main gauche, une bague à la main droite. Il

les cogna l’une contre l’autre, clic !, un bruit qui mit Lloyd mal

à l’aise.

– Votre procès va avoir lieu

dans neuf jours, Sylvester, à cause d’une décision prise par la Cour suprême il

y a quatre ans.

– Qu’est-ce que c’est que

ces embrouilles ?

– Lloyd était de plus en

plus mal à l’aise.

L’affaire Markham

contre Caroline du Sud. Il s’agissait des conditions dans lesquelles les

différents États peuvent administrer rapidement la justice quand le prévenu est

passible de la peine de mort.

– Peine de mort ! Vous

voulez dire la chaise électrique ? Hé, j’ai tué personne ! Je le jure !

– Aux yeux de la loi, ça n’a

pas d’importance. Si vous étiez là-bas, vous êtes coupable.

– Qu’est-ce que vous voulez

dire, ça n’a pas d’importance ? Ça n’a pas d’importance ! Mon cul !

J’ai pas bousillé ces gens-là. C’est Poke ! Il était fou ! Il était…

– Voulez-vous bien vous

taire, Sylvester ?

Lloyd se tut. Dans sa terreur, il

avait oublié les acclamations qui l’avaient salué dans le quartier de sécurité

maximum et même la possibilité désagréable de perdre une dent tout à l’heure. Soudain,

il vit un dessin animé, l’éternelle bagarre entre le petit oiseau espiègle et

Sylvester le chat. Si ce n’est que, cette fois, le petit oiseau ne cognait pas

sur la tête de ce con de chat à coups de marteau ou ne lui mettait pas une souricière

devant la patte ; ce que Lloyd voyait, c’était Sylvester le chat ficelé

sur la chaise électrique et l’oiseau perché sur un tabouret, à côté d’un gros

interrupteur. Il voyait même une casquette de gardien sur la petite tête jaune

de l’oiseau.

Pas très drôle, ce film.

Peut-être Devins vit-il quelque

chose sur son visage, car pour la première fois il parut modérément satisfait. Il

posa ses mains sur le dossier qu’il avait sorti de sa serviette de cuir.

– Trois témoins vont dire

que vous et Andrew Freeman étiez ensemble. C’est plus que suffisant pour qu’on

vous fasse frire la cervelle. Vous me comprenez ?

– Je…

– Bien. Maintenant, revenons

à l’affaire Markham contre Caroline du Sud. Je vais vous expliquer, en

mots d’une seule syllabe, comment cette décision intéresse votre cas. Mais d’abord,

je dois vous rappeler quelque chose que vous avez certainement appris quand

vous traîniez sur les bancs de l’école : la Constitution des États-Unis

interdit tout châtiment cruel et inhabituel.

– Comme cette saloperie de

chaise électrique ! s’exclama Lloyd, tout à fait convaincu.

– C’est là que la loi n’est

pas claire. Jusqu’à il y a quatre ans, les tribunaux cafouillaient. Est-ce que

la chaise électrique et la chambre à gaz sont des châtiments cruels et

inhabituels ? L’attente entre la condamnation et l’exécution est-elle un

châtiment cruel et inhabituel ? Les pourvois en appel, les retards, les

soucis, les mois et les années que certains prisonniers passent dans le

quartier des condamnés à mort. Edgar Smith, Caryl Chessman, Ted Bundy, vous

vous souvenez ? La Cour suprême a permis que les exécutions reprennent

vers la fin des années soixante-dix, mais la question n’était toujours pas

réglée. Bon. Dans Markham contre Caroline du Sud, le tribunal a condamné

un homme à la chaise électrique pour avoir violé et assassiné trois étudiantes.

Ce type, Jon Markham tenait un journal et on a pu prouver la préméditation. Le

jury l’a condamné à mort.

– Pas de pot, murmura Lloyd.

Devins n’aimait pas trop qu’on l’interrompe.

Il sourit pourtant à Lloyd.

– L’affaire a été portée

devant la Cour suprême qui a confirmé que la peine capitale n’était ni cruelle

ni inhabituelle dans certaines circonstances. Elle a décidé cependant que moins

on traînait, mieux c’était… d’un point de vue juridique. Vous commencez à

comprendre, Sylvester ? Vous voyez où je veux en venir ?

Lloyd ne voyait rien du tout.

– Est-ce que vous savez

pourquoi vous allez être jugé en Arizona plutôt qu’au Nouveau-Mexique ou au

Nevada ?

Lloyd secoua la tête.

– Parce que l’Arizona est un

des quatre États qui ont adopté une procédure expéditive quand le prévenu est

passible de la peine de mort.

– Je ne comprends rien du

tout.

– Le procès commence dans

quatre jours, reprit Devins. Le procureur a un dossier tellement solide contre

vous qu’il peut se permettre d’accepter les douze premiers jurés qu’on lui

présentera. Moi, j’essaierai de traîner aussi longtemps que possible, mais le

jury sera constitué dès la première journée. Le procureur plaidera le deuxième

jour. Moi, je vais essayer de faire traîner les choses pendant trois jours, jusqu’à

ce que le juge me dise de la boucler. Mais trois jours, c’est un maximum. Nous

aurons de la chance si nous y arrivons. Le jury va se retirer pour délibérer et

il va revenir trois minutes plus tard pour vous déclarer coupable, à moins d’un

miracle. Dans neuf jours, vous serez condamné à mort. Une semaine plus tard, vous

ne serez qu’un petit tas de viande. Les gens de l’Arizona seront ravis, et la

Cour suprême aussi. Parce que plus ça va vite, plus les gens sont contents. J’arriverai

peut-être à faire traîner les choses, mais pas plus de quelques jours.

– Nom de Dieu, mais c’est

pas juste !

– La vie est dure, Lloyd. Surtout

pour les « chiens enragés », puisque c’est comme ça qu’on vous

appelle dans les journaux et à la télévision. On parle de vous, vous savez. Et

pas qu’un peu. Vous avez même réussi à faire mettre en deuxième page l’épidémie

de grippe sur la côte est.

– Je n’ai jamais pokérisé

personne, dit Lloyd d’un air grognon. C’est Poke qui a tout fait. C’est même

lui qui avait inventé le mot.

– Ça n’a pas d’importance. C’est

ce que j’essaye de faire rentrer dans votre caboche, Sylvester. Le juge

laissera au gouverneur la possibilité d’accorder un sursis d’exécution, mais un

seul. Je vais faire appel. Avec cette procédure expéditive dont je vous parlais

le tribunal d’appel doit recevoir mon dossier dans les sept jours, sinon vous

êtes cuit. Si le tribunal décide de ne pas recevoir l’appel, j’ai encore sept

jours pour m’adresser à la Cour suprême. Dans votre cas, je déposerai mon

mémoire aussi tard que possible. Le tribunal d’appel acceptera probablement de

nous entendre – le système est encore tout nouveau, et ils ne veulent pas

attirer trop de critiques. Je suppose que même Jack l’Éventreur pourrait faire

appel dans les circonstances.

– Ça prendra combien de

temps ?

– Oh, ils ne vont pas

traîner, répondit Devins avec un sourire légèrement sardonique. Vous voyez, ce

tribunal spécial est composé de cinq juges en retraite. Ils n’ont rien à faire

de toute la journée, sauf aller à la pêche, jouer au poker, boire du bourbon et

attendre qu’un pauvre type comme vous se présente devant leur tribunal, un tribunal

qui est en fait un réseau télématique qui relie l’assemblée législative, le

cabinet du gouverneur et les bureaux des différents juges. Ils ont des ordinateurs

dans leurs voitures, dans leurs maisons de campagne, dans leurs bateaux, partout.

Leur moyenne d’âge est de soixante-douze ans…

Lloyd fit la grimace.

–… Ce qui veut dire que certains

ont gardé la mentalité du Far-West – un procès rapide, un bout de corde, et on

n’en parle plus. C’était encore comme ça vers 1950.

– Nom de Dieu, pourquoi

est-ce que vous devez me raconter tout ça ?

– Vous devez savoir ce qui

vous attend. Ils veulent être bien sûrs que vous ne subirez pas un châtiment

cruel et inhabituel, Lloyd. Vous devriez les remercier.

– Les remercier ? Je

préférerais les…

– Les pokériser ? demanda

Devins d’une voix tranquille.

– Oh non, pas du tout, répondit

Lloyd d’un ton fort peu convaincant.

– Notre demande d’un nouveau

procès sera rejetée. Si nous avons de la chance, le tribunal m’invitera à

présenter des témoins. Si c’est le cas, je rappellerai tous les témoins du

premier procès, et puis tous ceux qui pourront bien me passer par la tête. Au

besoin, tous vos camarades de lycée, comme témoins de moralité, si j’arrive à

les trouver.

– C’est que j’ai pas été

plus loin que la septième.

– Étape suivante, la Cour

suprême. En principe, ils devraient m’envoyer paître dans la journée.

Devins s’arrêta et s’alluma une

cigarette.

– Et ensuite ?

– Ensuite ? fit Devins,

légèrement surpris et agacé par la lenteur de la mécanique cérébrale de Lloyd. Eh

bien, le quartier des condamnés à mort. Et il ne vous restera plus qu’à

profiter de la nourriture en attendant qu’on vous fasse jouer aux électriciens.

Ça ne traînera pas.

– Ils vont quand même pas

faire ça ! Vous voulez me faire peur, c’est ça ?

– Lloyd, les quatre États

dont je vous parlais tout à l’heure ne se gênent pas, croyez-moi. Jusqu’à

présent, quarante personnes ont été exécutées avec ce nouveau système. C’est un

peu plus cher pour les contribuables, à cause du tribunal supplémentaire mais

pas tellement en fin de compte. Et puis, les contribuables s’en foutent de

payer l’addition lorsqu’il s’agit de la peine capitale. Ils aiment ça.

Lloyd semblait sur le point de

vomir.

– De toute façon, le

procureur utilise ce système uniquement si l’accusé semble totalement coupable.

Pas suffisant que le chien ait des plumes de poulet sur le museau ; il

faut le prendre dans le poulailler. Et c’est exactement là qu’ils vous ont pris.

Lloyd qui avait tant apprécié les

acclamations des bons garçons du quartier de sécurité maximum commençait à

comprendre qu’il n’en avait plus que pour deux ou trois semaines, avant le

grand trou noir.

– Auriez-vous peur, Sylvester ?

demanda Devins d’une voix presque compatissante.

Lloyd dut se passer la langue sur

les lèvres pour lui répondre.

– Foutre Jésus, bien sûr que

j’ai la trouille. D’après ce que vous dites, je suis cuit.

– Je ne veux pas qu’on vous

cuise, je veux simplement vous faire peur. Si vous entrez au tribunal en

faisant le mariole, vous irez tout droit sur la petite chaise. Quarante et

unième avec le nouveau système. Mais si vous m’écoutez, on pourra peut-être s’en

tirer. Je ne dis pas qu’on va s’en tirer ; je dis peut-être.

– Comment ?

– Tout va dépendre du jury. Douze

connards. J’aimerais douze braves dames de quarante-deux ans qui connaissent

par cœur le Petit Chaperon rouge et qui font des petits enterrements dans leur

jardin quand leur perruche crève. Voilà ce que je voudrais. Il faut dire qu’on

explique de long en large le nouveau système aux jurés. S’ils condamnent à mort,

l’exécution n’aura pas lieu dans six mois ou six ans quand tout le monde aura

oublié ; le type qu’ils condamnent en juin aura avalé son extrait de naissance

avant les vacances du mois d’août.

– Je vous trouve pas rigolo.

Devins fit comme s’il n’avait pas

entendu.

– Dans certains cas, les

jurés qui avaient bien compris la situation ont préféré dire que l’accusé n’était

pas coupable. C’est un des problèmes avec le système Markham. Et ils ont

laissé filer des assassins de première classe, uniquement pour ne pas avoir du

sang sur les mains. On a exécuté quarante personnes depuis Markham, mais la

peine de mort avait été requise dans soixante-dix cas. Sur les trente qui s’en

sont tirés, vingt-six ont été déclarés « non coupables » par les

jurés. Et, dans quatre cas, le tribunal d’appel a infirmé le jugement de première

instance, une fois en Caroline du Sud, deux fois en Floride, une fois en

Alabama.

– Jamais en Arizona ?

– Jamais. Je vous l’ai déjà

dit. Le Far-West. Ces cinq vieux cons veulent votre peau. Si le jury ne vous

acquitte pas, c’est fini. Je suis prêt à parier, quatre-vingt-dix contre un.

– Et en Arizona, combien de

fois le jury a trouvé que le type n’était pas coupable ?

– Deux fois sur quatorze.

– Pas terrible.

– J’ajouterai qu’un de

ceux-là était défendu par votre serviteur. Plus coupable que lui, pas possible

de trouver, Lloyd, exactement comme vous. Le juge Pechert a engueulé les dix

bonnes femmes et les deux bonshommes du jury pendant vingt bonnes minutes. J’ai

cru qu’il allait faire une attaque d’apoplexie.

– Si on dit que je ne suis

pas coupable, on peut plus me faire de procès, c’est ça ?

– C’est tout à fait ça.

– Alors, c’est quitte ou

double.

– Oui.

– Merde alors, dit Lloyd en

se passant la main sur le front.

– Si vous comprenez la

situation et ce qu’il faut faire, on peut commencer à discuter sérieusement.

– Je comprends. Mais j’aime

pas trop ça.

– Il faudrait vraiment être

complètement idiot pour aimer ça, dit Devins en appuyant le menton sur ses deux

mains. Vous m’avez dit et vous avez dit à la police que vous… ah, voilà :

« Je n’ai jamais tué personne. C’est Poke qui a tué tout le monde. C’est

lui qui a eu cette idée-là, pas moi. Poke était complètement dingue. Je suis

bien content qu’il soit mort. »

– Oui, c’est vrai, et puis ?

demanda Lloyd, sur la défensive.

– C’est tout, répondit

Devins d’une voix très douce. En d’autres termes, vous aviez peur de Poke

Freeman. Aviez-vous peur de lui ?

– Ben, pas vraiment…

– Non, en fait, vous aviez

peur qu’il vous fasse la peau.

– Je ne crois pas que…

– Terrorisé, vous étiez

terrorisé, Sylvester. Vous étiez en train de chier dans votre froc !

Lloyd haussa les sourcils, comme

un bon garçon qui veut comprendre mais qui a vraiment du mal à saisir ce que

lui dit le professeur.

– Je ne veux pas vous

souffler ce que vous devez dire, Lloyd. Je ne veux pas du tout faire ça. Peut-être

pensiez-vous que j’allais dire que Poke était presque tout le temps dans les

vapes…

– C’est vrai ! On était

tous les deux complètement sonnés !

– Non, pas vous, lui. Et il

a perdu la boule quand il s’est envoyé en l’air…

– Putain, c’est pas con

votre truc !

Dans les méandres de la mémoire

de Lloyd apparut le fantôme de Poke Freeman qui criait Youppi ! Youppi !

en descendant la bonne femme dans l’épicerie de Burrack.

– Et il a pointé plusieurs

fois son arme sur vous…

– Non, jamais…

– Mais si. Vous aviez

simplement oublié. En fait, il a menacé de vous tuer si vous refusiez de jouer

avec lui.

– C’est que j’avais une arme…

– Je crois bien, dit Devins

en le regardant dans les yeux, je crois bien que, si vous cherchez un peu dans

votre mémoire, vous vous souviendrez que Poke vous avait dit que l’arme était

chargée à blanc. Vous vous en souvenez maintenant ?

– Maintenant que vous le

dites…

– Et quelle surprise quand

vous avez vu que vous tiriez de vraies balles, n’est-ce pas ?

– Oh oui, dit Lloyd en

secouant la tête vigoureusement. J’ai bien failli tomber dans les pommes.

– Et vous alliez tirer sur

Poke Freeman quand quelqu’un d’autre l’a fait à votre place.

Lloyd regarda son avocat, une

lueur d’espoir dans les yeux.

– Monsieur Devins, dit-il

avec une sincérité touchante, c’est exactement comme ça que ça s’est passé.

Il était dans

la cour ce matin-là, en train de regarder les détenus jouer au ballon de

ressasser tout ce que Devins lui avait dit, quand un énorme gaillard du nom de

Mathers s’approcha de lui et le prit par le cou. Le crâne de Mathers, complètement

rasé brillait paisiblement dans l’air chaud du désert.

– Une minute, dit Lloyd. Mon

avocat a compté toutes mes dents. Dix-sept. Si tu…

– Ouais, que Shockley m’a

raconté. Alors, il m’a dit de…

Le genou de Mathers fila tout

droit vers l’entrejambe de Lloyd et ce fut aussitôt une douleur fulgurante, si atroce

qu’il ne put même pas hurler. Il s’effondra en se tordant de douleur, les deux

mains sur les testicules. Il avait l’impression qu’ils étaient écrasés. Autour

de lui, le monde avait disparu dans un brouillard rougeâtre.

Quelque temps plus tard – combien

de temps au juste ? – il parvint à lever les yeux. Mathers le regardait

toujours et son crâne chauve brillait encore. Les gardiens prenaient grand soin

de regarder ailleurs. Lloyd gémissait, se tordait, des larmes plein les yeux, une

boule de plomb en fusion dans le ventre.

– Rien contre toi, dit

Mathers qui paraissait sincère. Le boulot, tu comprends. Moi, j’espère bien que

tu vas t’en tirer. Le coup de Markham, c’est une vraie saloperie.

Il s’éloigna et Lloyd vit un

gardien debout sur la plate-forme de déchargement des camions, de l’autre côté

de la cour. Les pouces glissés sous son ceinturon, il faisait un large sourire

à Lloyd. Et, lorsqu’il vit que Lloyd le regardait, le gardien leva ses deux

majeurs en l’air dans un geste qui ne pouvait prêter à équivoque. Mathers s’approcha

du mur et le gardien lui lança un paquet de cigarettes. Mathers le glissa dans

sa poche, esquissa un salut et s’éloigna. Lloyd était toujours par terre, les genoux

sous le menton, les mains sur son bas-ventre, et les mots de Devins résonnaient

dans sa tête : La vie est dure, Lloyd, la vie est dure.

Exact.

 

le fléau
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